Le jeu vidéo, à qui appartient-il ? #03 – Face à face à la Propriété IntellectuelleCapsule Technique
Le jeu vidéo, à qui appartient-il ? #03 : FACE À FACE À LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE
LE TRADE SECRET, L’AUTRE CÔTÉ DE LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE
Le jeu vidéo fait des affaires. La création de jeux vidéo est à la fois une affaire artistique et une affaire commerciale. Sortir ces phrases limpides en introduction dit tout et en même temps rien de ce qui va suivre. Nous avons vu ensemble dans un premier lieu l’affaire de la création artistique et la défense légale de la Propriété Intellectuelle qui légifère (en France du moins) la création de l’esprit que peut être le jeu vidéo. Nous avons vu ensemble ensuite dans un deuxième lieu quelques thèmes d’affaire commerciale tournant autour de la vente, de la consommation et utilisation du jeu vidéo et ce qu’il génère en terme de difficulté pour encadrer l’ensemble des pratiques en ce qui concerne la Propriété Intellectuelle. Ce troisième article va étudier des affaires supplémentaires sur des pratiques qui sont un peu à la frontière des deux côtés, à la fois artistiques et à la fois commerciales : le « secret d’affaire » (ou Trade Secret en anglais) en première partie et les dépôts de marques et de brevets.
TRADE SECRET : QU’EST-CE QUE C’EST
Le secret d’affaires est par définition toute information (matérielle ou immatérielle) que garde secret une entreprise pour son bien commercial et/ou d’innovation. Le WIPO, dans son Mastering The Game, donne l’exemple de Homo Habilis et sa fabrication novatrice d’outils : tant qu’il garde secret ses inventions, il a un avantage indéniable sur la concurrence. Le secret d’affaire, aujourd’hui, concerne le jeu vidéo en ce qui touche la confidentialité sur la création du jeu (moteur graphique, programmations, bibliothèque d’assets uniques) et également sur l’entretien du jeu (données des joueurs abonnés, contrats et conditions de licence pour les acteurs de la production et de la diffusion, etc.). A la différence du droit d’auteur, des brevets ou encore du dépôt des marques, le secret d’affaire n’a aucune obligation d’être portée à la connaissance publique (son intérêt est effectivement tout le contraire, d’où son nom de « secret »). Egalement et fondamentalement, il est possible de considérer comme secret d’affaires un peu tout. En France, le Code du commerce légifère ainsi :
Est protégée au titre du secret des affaires toute information répondant aux critères suivants :
1° Elle n’est pas, en elle-même ou dans la configuration et l’assemblage exacts de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible pour les personnes familières de ce type d’informations en raison de leur secteur d’activité ;
2° Elle revêt une valeur commerciale, effective ou potentielle, du fait de son caractère secret ;
3° Elle fait l’objet de la part de son détenteur légitime de mesures de protection raisonnables, compte tenu des circonstances, pour en conserver le caractère secret.
(Article L151-1 du Code de commerce)
C’est-à-dire que la seule contrainte est que le secret d’affaire soit une information à valeur commerciale. Autant dire que c’est très large, dans un monde où du matériel comme de l’immatériel peut se commercer. L’idée avant tout à retenir derrière le secret d’affaires c’est bien cela, c’est qu’il est commercial, il peut s’acheter et se vendre ; avant cela, il est aussi reconnu en tant que tel et notamment protégé par la Propriété Intellectuelle.
En quoi cela concerne et touche le jeu vidéo ? Le monde du jeu vidéo est comme le reste du monde commercial, il crée, produit, achète et vend des biens. Ces biens sont protégés par la Propriété Intellectuelle d’une part sur le côté droits d’auteur et de propriétaire, organisant la production et diffusion sous une Licence commerciale, et d’autre part sur le côté du Secret des Affaires pour la non divulgation des informations brutes du produit (à base de quoi il est créé : son code, ses assets, etc.). De ce fait, lors d’échanges, de ventes et cession du droit de propriété intellectuelle sur un jeu vidéo (ou bien sur la vente d’une société propriétaire de jeux vidéo), il y a aussi la vente et la cession du secret des affaires sur le ou les jeux en question. Cela parait une évidence sans conséquence, il est vrai ; il n’en reste pas moins que cela implique une conceptualisation de qui est propriétaire du secret des affaires et qui ne l’est pas. Quand un développeur de jeu vidéo cède le droit de propriété sur son jeu à un éditeur, il peut décider s’il cède ou non son secret des affaires, selon les termes définis par contrat.
Comment mettre en place un secret des affaires ? Au contraire des brevets et des marques qui sont publiques et donc reconnues universellement, le secret des affaires ne dépend que des personnes dans la confidence (et indirectement ceux qui ne le sont pas, mais ils ne le savent pas, ce qui est pratique). A toute personne qui est dans la confidence, il faut lui faire signer un document qui reconnait que telle information est secrète et qu’il faut respecter sa non-diffusion. Également il faudra penser aux moyens techniques de sauvegarde du secret : cryptage des données numériques, accès restreint et contrôlable des pièces secrètes, etc.. Dans le domaine informatique et pour tous les produits logiciels, il y eut un temps où la pratique de la « rétro-ingénierie » (pratique visant à reproduire le logiciel, sans consentement de l’auteur, à des buts divers notamment de tester la sécurité ou bien son interopérabilité) a posé de sérieuses difficultés de secret des affaires. Un cadre légal a depuis été posé, dans le droit français par exemple, et ce n’est plus directement une menace dès lors qu’on sait comment s’en protéger.
DÉPOSER SA MARQUE ET/OU SON BREVET : LA RECONNAISSANCE DE PROPRIÉTÉ
Dans une publication un peu datée maintenant du WIPO*, on trouve un excellent article dont nous tirons le tableau ci-dessus. Il présente pour le domaine du jeu vidéo la catégorie (les colonnes) de droit de la Propriété Intellectuelle dans laquelle l’objet (les lignes) se rattache légalement parlant. Il nous reste à présent à parler des Brevets et des Marques, après avoir fait le tour difficile du « droit d’auteur » (articles précédents) et présenté le « secret d’affaire » ci-dessus.
1- Marques et Brevets
Pour les Marques, l’INPI (Institut National de la Propriété Industrielle), autorité française auprès de laquelle on dépose sa marque, définit cette dernière ainsi :
Une marque vous permet de faire connaître et reconnaître vos produits et services et de les distinguer de ceux de vos concurrents. Elle représente l’image de votre entreprise et est garante, aux yeux du public, d’une certaine constance de qualité.
(https://www.inpi.fr/comprendre-la-propriete-intellectuelle/la-marque)
La marque concerne ainsi le nom du jeu, le nom du studio de développeur, les logos ou encore des « phrases fétiches », pour citer le WIPO. Le dépôt de la marque passe par une phase officielle de dépôt auprès de l’INPI et une fois validée, la marque protège de façon drastique et universelle, par reconnaissance officielle, de la copie illicite, de l’utilisation ou de la vente illicite qui n’appartiendrait pas au propriétaire de la marque.
En ce qui concerne les Brevets, l’INPI, l’autorité auprès de laquelle on dépose aussi son brevet, définit ce dernier comme suit :
Le brevet protège une innovation technique, c’est-à-dire un produit ou un procédé qui apporte une nouvelle solution technique à un problème technique donné.
(https://www.inpi.fr/comprendre-la-propriete-intellectuelle/le-brevet)
Le terme « technique« , dans cette définition, porte toute la subtilité des brevets, puisque si le jeu vidéo est en principe une création artistique, la technique est alors secondaire, d’autant plus que l’Office Européen des Brevets stipule bien que les « programmes d’ordinateurs » (Convention sur le brevet européen, paragraphe 2, article 52) ne sont pas brevetables. Pour autant il y a eu et il y a des brevets déposés sur certaines fonctionnalités des jeux vidéo. A l’exemple de Crazy Taxy**, édité par Sega et sorti en 1999, pour lequel Sega a breveté aux Etats-Unis la flèche verte située au-dessus du taxi et qui montre la direction à suivre pour la destination demandé par le client du taxi. En 2001, un jeu Simpson, The Simpsons: Road Rage, est publié par EA et reprend le concept avec une légère personnalisation (la flèche est transformée en main de Simpson), Sega porte plainte après avoir vu le jeu, sous la force de protection de son brevet sur la technicité de sa flèche. Ou encore une histoire sur les vibrations des manettes DualShock dont le brevet n’appartient pas aux fabricants même de la manette… Un autre exemple de brevet est exposé dans un autre article Culture Games, celui sur l’histoire de l’évolution des PADS et la croix directionnelle.
Ainsi le brevet est une protection pour le jeu vidéo mais uniquement dans ses contours techniques et technologiques et seulement lorsqu’il y a une innovation « qui apporte une nouvelle solution technique à un problème technique donné.« . Fondamentalement, c’est large mais très spécialisé.
Un mot rapide sur les Dessins Industriels et leur protection. Il est possible pour les jeux vidéo de faire protéger certains concepts là aussi très spécialisés : les dessins et modèles. Sur ce sujet aussi, le jeu vidéo n’est pas directement utilisateur de dessins et modèles industriels dans ses conceptions artistiques mais si cela arrive à un développeur, il a tout intérêt à savoir qu’il peut faire protéger ces artefacts. Par ailleurs, il y a le revers de cette protection qui est à connaître : dans la conception des jeux-vidéos, des façades d’immeuble, aussi simple objet qu’elles puissent être, peuvent peut-être faire l’objet d’une protection des modèles des dessins d’architectes. Dans ce cas là, l’architecte peut porter plainte pour copie et utilisation non autorisée.
2- Limites de la protection par les Marques et les Brevets.
Il faut aussi en parler, les protections de ces natures ont certaines limites car tout va dépendre des droits nationaux. En résumé nous voyons deux grandes limites dans cette protection et un point de vigilance :
- La durée : Les marques sont protégées pour 10 ans, mais la procédure de dépôt est renouvelable indéfiniment. Les brevets, eux, sont protégés 20 ans, sans possibilité de renouvellement, passé le délai la technique breveté tombe dans le domaine public.
- La géographie de la protection : l’INPI protège les marques et les brevets en ce qui concerne le domaine français, cela implique pour un jeu vidéo qui est intrinsèquement international, qu’il faudra penser à la protection de la marque et du brevet dans tous les pays où il va circuler (plus exactement, où il est utile qu’il soit protégé) : Union Européenne, Etats-Unis, Japon, Chine, etc. , en fait selon les études de marchés faites avant la conception du jeu. Informations complémentaires pour les Marques ici et pour les Brevets ici.
- Un point de vigilance enfin, le dépôt de sa marque et de son brevet ne fait pas disparaitre l’illicite, le piratage ni le vol. Pour le développeur qui souhaite protéger ses œuvres, il faudra tout de même surveiller qu’il n’y a pas d’actions malveillantes. Le droit d’auteur, le droit de la Marque et celui du Brevet n’est, au fond, qu’une aide légale pour sanctionner et compenser la perte après le vol ou le piratage, seule la sécurité et la confidentialité sur les choses du secret des affaires, va empêcher en amont l’action illicite.
Pour terminer, nous envoyons les lecteurs curieux et les auditeurs à regarder/écouter une conférence diffusée par l’Agence Française pour le Jeu Vidéo : « La propriété intellectuelle et les droits d’auteur dans le jeu vidéo ». Conférence organisée par Capital Games, le 9 février 2023 à Paris et animée par un expert et professionnel sur le sujet, Gabriel Esteves.
- Sources & crédits
- * https://www.wipo.int/wipo_magazine/fr/2014/02/article_0002.html (dernière consultation 30 Décembre 2023)
- ** https://jeux.ca/ces-brevets-qui-ont-marque-lindustrie-du-jeu-video/ (dernière consultation 30 Décembre 2023)
- Article "FOCUS – La protection juridique d’un jeu vidéo" de l'Agence pour la Protection des Programmes (Mars 2018)