Le jeu vidéo, à qui appartient-il ? #02 – Différencier les acteursCapsule Technique
Le jeu vidéo, à qui appartient-il ? #02 : DIFFÉRENCIER LES ACTEURS
WIPO LEX, SED LEX
Contrairement à ce qu’on pourrait penser du sous-titre de cet article, WIPO (World Intellectual Property Organization) ne fait pas les lois mais élabore un système mondial autour du thème de la Propriété Intellectuelle qui est ensuite approuvé par les 193 membres des Nations Unies, pour ensuite le mettre en pratique dans chaque pays.
En partant de son « outil » et support à destination des développeurs de jeu vidéo*, abordons dans cet article deux concepts parmi les plus essentiels. D’abord nous allons faire la distinction entre « auteur » et « propriétaire » d’une œuvre, puis nous allons regarder les différences entre l’éditeur et le développeur dans le monde du jeu vidéo et leur rapport avec la propriété intellectuelle.
AUTEUR ET PROPRIÉTAIRE
Pour l’essentiel, il faut savoir distinguer l’auteur d’une œuvre de son propriétaire car les deux peuvent ne pas être la même personne, dans une mauvaise utilisation et compréhension des termes. Dans la législation française, l’auteur c’est celui qui a créé l’œuvre de l’esprit et il « jouit, sa vie durant, du droit exclusif d’exploiter son œuvre sous quelque forme que ce soit et d’en tirer un profit pécuniaire » peut-on lire à l’article L123-1 du Code de la Propriété Intellectuelle.
Le propriétaire peut être une autre personne dans le cadre soit d’un contrat de cession des droits d’auteur soit d’un contrat de licence de droit. « Le contrat de cession des droits d’auteur consiste […] à acheter, temporairement ou indéfiniment, l’exploitation exclusive de l’œuvre d’un auteur dans son intégralité. Dans le cadre de la conclusion de ce contrat, l’auteur ne peut plus […] exploiter son œuvre personnellement, ni la céder à d’autres exploitants. […] Le contrat de licence de droit [quant à lui] préserve l’exclusivité de l’auteur et autorise l’exploitation de l’œuvre, de manière limitée, par un tiers. » ** (les parties surlignées sont personnels)
En somme, le propriétaire quand il n’est pas l’auteur également, a simplement le droit de d’usage, d’exploitation, de reproduction de l’œuvre dans des limites définies normalement par un contrat.
RÔLES ET ACTEURS DU JEU VIDÉO
Rôle de l’Editeur : l’éditeur a pour rôle historique de financer le développement du jeu puis de le distribuer (par exemple organiser la production physique manufacturée), de le commercialiser (par exemple avec la publicité) et enfin d’organiser sa Licence car il en est « propriétaire ». Pour le jeu vidéo, les observations et l’étude du WIPO font ressortir 6 scénarios parmi ce qu’il semble se faire couramment*** :
« 1- L’éditeur est propriétaire du jeu et des droits d’auteurs. L’équipe de développement est alors simplement embauchée, ce sera souvent une équipe interne ou une équipe avec laquelle il y a des précédentes collaboration de même nature et de confiance.
2- L’éditeur a obtenu les droits de propriété d’une idée, concept, ou autre et paye une redevance au développeur qui créé le jeu par la suite.
3- L’éditeur paie pour le développement d’un jeu basé sur un concept créé par un développeur tiers et lui paie des redevances en fonction des recettes réalisées. L’éditeur ne possède pas les droits d’auteur ni les droits de propriété dans ce cas de figure.
4- L’éditeur n’agit qu’en tant que distributeur d’un jeu fini, recevant généralement une rémunération pour ses services de supervision de la distribution et de la fabrication du jeu.
5- L’éditeur accepte de publier le jeu mobile d’un développeur, en exposant le jeu au réseau d’utilisateurs de l’éditeur en échange d’un pourcentage basé sur les revenus générés par le jeu
6- L’éditeur engage un développeur pour porter un jeu sur une plate-forme spécifique, ce qui implique généralement des frais de développement sans paiement de redevances. »
Statuts du Développeur : En lien avec la liste précédente, le statut du développeur peut être l’auteur et le propriétaire du jeu qu’il vient de créer, ou bien il est juste l’auteur et il n’a pas la propriété (soit il l’a cédé à l’éditeur, soit l’éditeur est propriétaire de l’idée/concept à l’origine du projet), ou encore il n’a ni l’un ni l’autre et travaille en interne pour un éditeur.
Lorsque le développeur ne fait appel à aucun éditeur, il reste pleinement maître de son objet sinon il doit contractualiser de façon rigoureuse avec ses partenaires s’il ne souhaite pas perdre son indépendance. Mais l’aide financière d’un côté et l’action compétente pour la commercialisation sur les marchés d’un autre côté, de la part d’un éditeur, est très précieuse. C’est pourquoi depuis quelques années, voire décennies, d’autres moyens d’aide au financement ont vu le jour, notamment celui dit « participatif », pour annihiler le recourt à un éditeur ; et les plateformes digitales de distributions de jeu posent aujourd’hui un nouveau marché de la distribution qui envoie petit à petit l’autre grande mission de l’éditeur à la poubelle.
D’où aussi les apparitions des plateformes digitales liées aux grands éditeurs/distributeurs, inspiré notamment de l’innovation de l’Epic Games Store en contre-exemple, le marché digital des développeurs de Fortnite qui ont su tirer profit de la réussite de leur jeu en rebondissant sur sa popularité stratosphérique et proposer un endroit où retrouver ce jeu et en même temps proposer à la vente d’autres jeux (cf. chapitre 3.1.3 pp. 129-130 de Mastering the Game….).
CAS PRATIQUE : L’ESPORT
Dans un article du magazine du WIPO, traduit en français, daté de 2022, deux auteurs analysent l’ « eco-système » des compétitions esport dans leur relation avec la Propriété Intellectuelle. Je vous propose un résumé orienté de celui-ci, ci-dessous.
De façon très brève et pour faire état des lieux de ce qu’il se fait à l’instant T, ce sont les Editeurs des jeux en compétition qui sont « maîtres » de l’ensemble des événements. Historiquement, les éditeurs (Publishers dans le schéma ci-dessous) ont d’un côté la propriété des jeux et de l’autre donnent leur aval aux Ligues de joueurs l’organisation des compétitions et autorise au cas par cas la tenue des événements ; sans cela aucun esport n’existerait.
Mais cet écosystème est intriguant et pour réfléchir un petit peu sur les pratiques courantes lors de ces événements on va se poser trois questions :
- peut-on faire de l’esport avec un jeu sans éditeur ? la réponse est en fait oui mais cela est très compliqué : contrairement à un sport traditionnel comme le football qui n’a aucun « propriétaire » ni « auteur », le jeu vidéo a de multiples propriétaires (cf. « l’œuvre complexe » qu’est le jeu vidéo dans notre précédent article #1) qui peuvent chacun faire intervenir leur droit et accepter ou interdire l’esport. Et si tout le monde peut s’accorder sur l’organisation d’une compétition esport, il faudrait avoir de nouveau toutes les autorisations de chacun si l’on veut : faire de la publicité ; acquérir des sponsors ; diffuser à la télévision, en streaming, en rediffusion, etc. ; autrement dit dès que l’on voudra associer le jeu vidéo à quelque chose d’autre. Autant dire qu’avec un éditeur qui récolte tous les droits sur l’exploitation du jeu vidéo en question, cela ne fait qu’un interlocuteur et cela facilite beaucoup les choses.
- peut-on faire de l’esport avec tous les jeux ? la réponse ici semble tout d’abord être non. Non d’un côté car pour faire de l’esport, il faut une compétition entre joueurs, il faut donc un jeu vidéo compétitif, cela coule de source. Non d’un autre côté car tout jeu est vendu avec son contrat de licence d’utilisation personnelle et ses conditions générales de vente, les documents que personne ne lit et passe très vite (moi le premier). Si le jeu a été développé sans ambition de compétition esport, aucun article dans le contrat n’autorisera une utilisation du jeu de cette façon (par exemple qu’on se fasse de l’argent sur des gens qui regarde un joueur jouer). Légalement aucune utilisation ultérieure, même innovante, d’un jeu ne peut revenir sur le contrat d’utilisation écrit à la publication du jeu. Seul le propriétaire du jeu peut éditer une licence sur-mesure en extension, c’est la seule exception. On peut donc en théorie faire de l’esport avec n’importe quel jeu, à condition d’avoir l’autorisation étendue par le propriétaire.
- le commerce fait autour des compétitions d’esport, comment ça se passe ? jusqu’à présent, assez mal. Enfin, assez mal du point de vue des lois locales/nationales et plutôt bien du point de vue des éditeurs et potentiellement mitigés pour les autres acteurs. En effet, aucune loi nationale, à connaissance du WIPO, ne légifère sur les compétitions d’esport, les éditeurs sont alors les seuls maîtres à bord. Dans ce cadre, par exemple, il pourrait ne pas avoir d’appel à concurrence pour les prestations internes, qui est un pied de nez aux règles du libre marché dans beaucoup de pays. Egalement cela peut être risqué pour les investisseurs qui auront du mal à avoir des garanties et des protections, car si l’éditeur décide d’un coup de tout arrêter, alors tout s’arrêtera.
Grâce à une affaire qui a éclatée entre Blizzard et la Korean e-Sports Association (KeSPA), à propos des droits de diffusion télé du jeu Starcraft, on peut entr’apercevoir les difficultés qui se trouvent autour de la Propriété Intellectuelle dans les jeux vidéo. L’affaire a par ailleurs trouvé une issue à « l’amiable » après que Blizzard a intenté un procès contre la KeSPA, histoire de montrer le poids que peut avoir un éditeur sur une association nationale/gouvernementale, et les dérives de celles-ci sur la commercialisation locale d’un jeu vidéo. En résumé : Blizzard, développeur et éditeur de Starcraft premier du nom, sorti en 1998, ne se soucie pas beaucoup de l’usage qu’on peut faire de son jeu au début des années 2000 et apprécie simplement les recettes de ses ventes. Le jeu devient ultra populaire en Corée du Sud à tel point que le tournoi esport des parties multijoueurs se diffuse entre autre à la télévision, sur deux chaînes (OGN et MBC). La KeSPA, l’association qui a pour mission de gérer l’organisation des tournois esport en Corée, commence, en 2007, à demander une redevance aux chaines de télévision pour cette diffusion.
Blizzard s’intéresse à ce que devient Starcraft tout à fait logiquement quand le II est en préparation vers la fin de la décennie (Starcraft II sortant en 2010). Il y découle ainsi un combat formel, médiatique, financier et sociétal en Corée, autour de Blizzard contre KeSPA. Blizzard annonce, avec Starcraft II, que les parties multijoueur en LAN ne peuvent plus être possible et tous les joueurs doivent passer par Battle.net et les serveurs Blizzard pour jouer, par là Blizzard devient facilement l’organe incontournable par lequel passer pour monter des tournois. La KeSPA, qui a fait sa grandeur sur ses tournois de Starcraft I, appelle en grande pompe tous ses joueurs à ne jamais acheter et jouer à Starcraft II, l’impact sur le chiffre d’affaire de Blizzard est palpable, mais la KeSPA perd en interne beaucoup de légitimité face à la popularité de Starcraft II ; Blizzard surenchérit en organisant en Corée du Sud et partout dans le monde son propre tournoi esport de Starcraft II, dès 2010. Notamment diffusé à la télévision sur une autre chaîne (GOM TV), le GSL, ou « Global StarCraft 2 League« , a peine né il prend de l’ampleur au point de faire très mal à la KeSPA qui doit revoir ses plans. Cette histoire très résumé montre d’un côté comment, par la KeSPA, une organisation et commercialisation locale peut se faire avec certaines dérives sur la Propriété Intellectuelle (par quel droit la KeSPA peut demander des redevances aux chaines de télé sans l’aval de Blizzard ? par exemple), et comment un éditeur/propriétaire doit s’organiser de façon directe et autoritaire sur sa Licence (les serveurs centralisées Battle.net par exemple et le seul tournoi international de esport de Starcarft II est organisé par Blizzard lui-même). En revanche à l’heure actuelle la situation de l’esport sur Starcraft I reste dans le flou. L’affaire entre Blizzard et la KeSPA qui tourne principalement autour de Starcraft I, s’est terminée sur un accord à l’ « amiable » et les termes exacts restent secrets. (plus de détails dans les sources****)
En conclusion de cet étude de cas sur l’esport, quel acteur peut réglementer le jeu vidéo compétitif, ou du moins le réguler ? Si ce n’est pas l’éditeur du jeu vidéo lui-même, comme on l’a vu, avec ses bons côtés et ses déboires, plusieurs pistes sont exploitable comme l’évoque l’article du WIPO. Si ce n’est pas, première idée, l’Etat dans lequel se déroule le tournoi (ce qui est difficile à définir pour de l’esport, où se situe-t-il ?), une piste envisageable serait de faire entrer la réglementation de ce sport compétitif dans le giron du CIO, le Comité International Olympique, comme c’est le cas de tous les sports traditionnels. Celui-ci s’y met déjà depuis peu, avec l’organisation annuelle depuis 2021 des Olympic Virtual Series. Tournoi olympique de esport sur les jeux virtuel de sports (baseball, cyclisme, aviron, etc.) : « Les Olympic Virtual Series est une nouvelle et unique expérience digitale olympique qui vise à accroître l’engagement direct de nouveaux publics dans le monde des sports virtuels. Sa conception est en phase avec l’Agenda Olympique 2020+5 et la stratégie numérique du CIO. Elles encouragent la pratique du sport et promeuvent les valeurs olympiques avec une attention particulière sur la jeunesse », a ainsi déclaré le président du CIO, Thomas BACH*****.
L’agenda Olympique 2020+5 raconte également la grande frontière que pose le CIO avec l’esport car il différencie les « sports virtuels » (les simulations de sports, donc) des autres jeux vidéo. Et le CIO souhaite pour l’heure s’associer uniquement avec les sports virtuels car sa réglementation et gouvernance internationale peut se faire. Pour les autres jeux, cela semble compromis.
Comment vont évoluer les statuts et fonctions des développeurs, des éditeurs, des associations et ligues (inter)nationales de joueurs et des joueurs eux-mêmes, en rapport avec ces enjeux de droit d’auteur et de droit de la propriété intellectuelle ? Rien n’est sûr, seul l’avenir nous le dira mais une chose est certaine, les enjeux commerciaux sont énormes et le marché du jeu vidéo est en expansion d’année en année. Ainsi, plus le temps passe plus il sera délicat d’imposer quelque chose dès qu’il sera vu comme un frein pour l’un et/ou l’autre des acteurs du marché du jeu vidéo.
- Sources & crédits
- * Mastering the Game: Business and Legal Issues for Video Game Developers - A Training Tool, Geneva, Switzerland : World Intellectual Property Organization, 2022 pour la dernière édition, 378 pages (dernière consultation 5 Mars 2023)
- ** https://www.captaincontrat.com/protection-des-creations/droit-auteur/difference-cession-droit-licence
- *** WIPO, Mastering the Game : Business and Legal Issues for Video Game Developers, a Training Tool, version 2022, chapitre 3, pp. 125-127 ; traduction et adaptation personnelle de l'anglais
- **** https://arstechnica.com/gaming/2011/03/the-dawn-of-starcraft-e-sports-come-to-the-world-stage
- **** en + un article de fond très complet sur le "droit à l'image" des joueurs d'esport, rédigé par Game And Rules
- ***** https://olympics.com/fr/infos/olympic-virtual-series-everything-you-need-to-know