Baer Ralph
Probablement la plus importante personnalité du monde vidéoludique, Ralph Baer est considéré comme le Père des Jeux Vidéo. S’il n’a pas créé le concept à proprement parler (il estime d’ailleurs que les jeux précédents ne comptent pas vraiment puisqu’ils ne fonctionnent pas avec une télévision), il a tout de même inventé les consoles permettant largement la démocratisation du médium.
Envers et contre tous
Rudolf Heinrich Baer est né en 1922 en Allemagne. Ses problèmes de scolarité mouvementée débutent alors qu’il a 11 ans, il est expulsé de son école du fait de sa confession juive et se retrouve dans un établissement exclusivement judaïque. Inquiète pour sa sécurité, la famille Baer quitte le pays en septembre 1938 soit deux mois avant la Nuit de Crystal. Vivant désormais à New York, Rudolf est renommé Ralph Henry. Il fait son éducation de façon autodidacte tandis qu’il travaille en usine. Sa vie bascule cependant quand il découvre une publicité pour des formations dans le domaine de l’électronique. Il s’inscrit donc au National Radio Institute et obtient par correspondance un diplôme de technicien de maintenance en radiophonie en 1940. Son nouveau statut lui permet de travailler comme réparateur dans une boutique de radio jusqu’à l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre Mondiale. Il retourne alors en Europe pour faire son service militaire à Londres, au sein de l’armée américaine. À son retour, il bénéficie de la loi G.I. Bill qui permet, entre autres, à tous les vétérans de reprendre leurs études. Baer saisit cette opportunité et rejoint l’American Television Institute of Technology de Chicago qui propose la toute première formation d’ingénierie de la télévision.
Dès la fin de ses études en 1949, il rejoint Wappler, Inc., une société spécialisée dans le domaine médical où il créé des appareils très variés qui vont de l’équipement chirurgical à l’épilateur en passant par les électrodes stimulant les muscles afin d’éviter de faire du sport. Il est ensuite embauché par Loral Electronics, un fabricant de téléviseurs, en 1951. C’est à ce moment qu’il a sa première idée liée au jeu vidéo. La télé est en train de se démocratiser, l’armée y voyant un intérêt, elle finance l’avancée de la technologie et permet la baisse des prix. Ce nouveau public est donc une bonne occasion, selon Baer, de faire plus que capter des programmes via une antenne, il voudrait intégrer à l’appareil des jeux électroniques qui afficheraient des images sur l’écran. L’idée est mise de côté car jugée trop farfelue par son nouvel employeur. Son passage chez Loral est très court puisqu’il intègre quelques mois plus tard Transitron, Inc. où il devient rapidement vice-président mais la fabrication de systèmes de tests de radars est trop éloignée de son projet pour qu’il puisse le poursuivre. Il se marie avec Dena en 1952 qui lui donnera par la suite trois enfants du nom de Mark, Nancy et James. Il quitte Transitron en 1956 pour fonder sa propre société qu’il abandonne la même année afin de rejoindre Sanders Associates, une société militaire privée à Nashua (New Hampshire) en tant que gestionnaire de l’équipe de recherche et développement.
Un projet farfelu
Le 31 août 1966, alors qu’il attend un de ses collègues près d’un arrêt de bus new-yorkais, Baer se remémore son idée vieille de quinze ans : les jeux interactifs sur un écran. Le concept lui semble toujours pertinent et les télévisions se comptent par dizaines de millions aux États-Unis, il prend alors des notes qu’il met au propre dans un document de quatre pages dès le lendemain dans lequel il liste des exemples de type de jeux (action, sport, course,..) mais aussi son idée de nom pour la chaîne qui afficherait le jeu : Let’s Play. Il évoque donc son projet à son collègue Bob Solomon qui signe les documents pour attester de la paternité du concept par Ralph Baer. Quelques jours plus tard, le 6 septembre, il dessine les plans d’une première machine capable de faire s’affronter deux joueurs dans un jeu de poursuite, Chase Game, mettant en scène deux simples points. Avec l’aide de Bob Tremblay, un autre employé de Sanders, il met au point un appareil qui permet d’afficher de simples points à l’écran. De là nait sa première console, la TV Game Unit #1. En décembre 1966, il montre cet essai à Herbert Campman, directeur de la Recherche et du Développement, qui accepte de financer la suite du projet et permet à Baer de créer un département TV Games Home Equipement. Alors qu’il dirige déjà huit divisions et plus de 500 employés, Baer prend cette nouvelle charge à la taille bien plus limitée. Dans le but de lancer un projet plus ambitieux, il a ainsi à sa disposition 500 dollars pour acheter de l’équipement et 2000 dollars pour payer Bill Harrison, le seul ingénieur de cette branche qu’il rejoint le 12 février 1967.
Je suis dans une entreprise militaire d’électronique et je commence à écrire un document en me disant « Comment je peux tourner ça ? » […] Donc la première chose que j’évite c’est d’appeler ça un jouet (Toy). Par contre, je peux appeler ça un jeu (Gaming)
– Ralph Baer
La nouvelle équipe débute donc son travail sur la TV Game Unit #2 aussi connue sous le nom de The Pump Unit. Conscient du besoin d’avoir un outil de navigation simple, Baer envoie Harrison acheter un pistolet en plastique qu’il pourrait transformer en pistolet optique, technologie qui existait depuis les années 30. Le but est ici de rendre simple et ludique les jeux de quiz en tirant sur la réponse. Le levier présent sur la machine sert dans un premier temps de pompe (d’où le surnom de la console) dans les jeux qui représentent un combat entre un pompier et les flammes qu’il tente d’éteindre ou tout simplement un mini-jeu consistant à remplir des seaux d’eau. Très vite, il devient possible d’avoir des affichages indépendants pour les deux joueurs et le jeu du chat fait son apparition, une personne contrôle un point rouge tandis que l’autre contrôle plusieurs points blancs en tentant de toucher l’autre. Un jeu de tir voit également le jour à cette période. Nettement plus évolué que son prédécesseur, le nouveau modèle embarque au total sept jeux utilisables à deux. Campman teste cette nouvelle version le 14 juin 1967 et estime que le projet mérite enfin d’être montrés aux dirigeants de Sanders, chose faite dès le lendemain. Par peur de rater sa présentation, Baer décide d’enregistrer à l’avance son texte sur un magnétophone qui est ensuite diffusé via la télévision avant et pendant les jeux pour expliquer leur concept et leur utilisation, inventant ainsi au passage le tutoriel. Si tout le monde n’est pas forcément conquis, le projet n’est pas arrêté pour autant. La mission devient désormais de trouver une manière de le commercialiser ou d’en faire une licence exploitée par d’autres.
Le problème de la commercialisation
Très vite, il apparaît le besoin de baisser le coût de la machine afin d’espérer la vendre. C’est ainsi que naît la TV Game Unit #3 qui est une version plus efficace de la Pump Unit mais qui va perdre certaines fonctions, dont la couleur, pour ne garder que le Chase Game et les jeux de tir. Le prix de production estimé est de 16 dollars ce qui serait trop élevé pour l’objectif de 25 dollars en magasin. La décision est donc prise d’améliorer la qualité du produit pour justifier un prix final de 50 dollars. L’équipe arrive cependant aux limites de son budget et doit donc trouver des idées qui ne seraient pas chères à tenter de mettre en place. C’est à ce moment-là qu’Herbert Campman propose à Baer de lui prêter l’un de ses meilleurs ingénieurs, alors entre deux projets. Bill Rusch rejoint la division le 18 juillet 1967 et propose quelques temps après l’idée qui va tout changer. En plus des deux éléments contrôlés par deux joueurs différents, il veut ajouter un troisième élément cette fois-ci géré par la machine et qui serait par exemple une balle dans un sport. L’équipe documente alors des jeux de Ping-Pong, de Hockey, de Football et de Handball. Chaque ingénieur doit temporairement s’absenter pour travailler sur d’autres projets à la rentrée 1967 mais le prototype du TV Game Unit #4 est terminé début novembre 1967 et permet de jouer au Ping-Pong. Une nouvelle. S’il soutenait l’effort depuis le début, Campman exprimait des réserves à chaque essai des consoles qu’il qualifiait de prometteuses. En testant cette version, il déclare enfin « J’ai l’impression qu’on y arrive enfin ! On dirait que c’est pour de bon. ». La division reçoit alors 8000 dollars pour se relancer.
Après avoir tenté de rendre la physique plus réaliste dans une cinquième version de la machine, Baer décide, au grand désespoir de Rusch, de revenir à son objectif de commercialiser au plus vite une console. Conscient qu’une entreprise liée à l’armée ne pouvait sérieusement pas vendre des jeux, il décide de se tourner vers les opérateurs de télévision par câble. Le secteur est à ce moment-là en difficulté à cause du nombre peu élevé d’abonnés, la console de jeu pourrait donc être l’argument de poids capable de changer la donne. L’idée est donc de rendre compatible la TV Game Unit #4 avec la télévision par câble et de faire revenir la couleur. L’opérateur met à disposition une chaîne par jeu qui diffuse une image fixe en couleurs qui sert de décor à l’action générée par la console (comme un terrain et des gradins pour un jeu de tennis). Le système fonctionne dès fin novembre 1967 et Baer contacte la société la plus importante du domaine, TelePrompter Corporation. Sanders est touché par la récession et passe de 11 000 à 4000 employés en peu de temps. Début janvier 1968, Campman se voit forcé de cesser toute activité liée à la division Console. L’espoir se porte donc sur TelePrompter dont les patrons se montrent très enthousiastes lors des différentes réunions en janvier et février mais se doivent de décliner pour des raisons économiques, tout comme leurs concurrents. L’activité reprend en septembre 1968 quand Campman parvient à réunir des fonds pour remettre sur le projet Bill Harrison qui fabrique le prototype de la TV Game Unit #6 qui est la reprise d’une partie des concepts abandonnés pour la #5. Bill Rusch, qui a beaucoup de mal à s’entendre avec Baer et qui ne lui pardonne pas l’abandon de ses améliorations, ne revient pas. En novembre, Harrison étudie très succinctement la possibilité d’intégrer la machine à la télévision pour partager les composants et réduire ainsi les coûts.
La Brown Box
Baer et Harrison ne sont pas convaincus par la TV Game Unit #6. Ils conçoivent donc un nouveau modèle, TV Game Unit #7, capable d’accueillir dix jeux différents selon les composants activés. La sélection des composants se fait via des interrupteurs placés à l’avant de la manette. Pour indiquer quels interrupteurs doivent être activés, ils créent des cartes de programmation en carton à placer sur la façade de la machine. Un autre effort est fait au niveau du design et de l’ergonomie des manettes. Ces dernières tout comme la machine elle-même sont recouvertes d’autocollants imitant l’aspect du bois qui donnent à cette version son surnom : Brown Box. L’équipe fait ensuite une dernière TV Game Unit #8 qui n’est pas une console mais un module à ajouter à la Brown Box pour intégrer les innovations de la version 5 qui manquaient encore. La version finale de la Brown Box comporte douze jeux dont certains utilisent un périphérique balle de Golf ou un fusil optique, résultat des nombreux changements opérés sur le pistolet de départ. Baer estime que si des fabricants doivent produire des consoles de jeux, il faut que ce soit en toute logique les fabricants de télévisions puisque que les deux appareils sont liés. Il évoque le sujet à de nombreuses reprises avec Louis Etlinger, le directeur des brevets de Sanders, qui accepte de contacter toutes les sociétés américaines du secteur. Les premiers à découvrir la console sont les représentants de la société RCA en janvier 1969. Si les retours de chaque entreprise sont bons, personne ne s’engage auprès de Sanders. Il faut attendre le printemps 1969 pour que RCA débute enfin une négociation de plusieurs mois qui finit par échouer.
Cependant, Bill Enders, l’un des employés les plus enthousiastes au sujet de la Brown Box chez RCA, quitte sa société pour devenir vice-président du marketing chez le concurrent Magnavox. Il demande donc à voir une nouvelle fois la console en action en juillet 1970 avant d’inciter son nouvel employeur à se pencher à nouveau sur l’opportunité. Le 17 juillet, Baer et Etlinger se rendent dans les locaux de Magnavox afin de présenter la machine à l’un des responsables. Lors de la démonstration, plusieurs personnes sont présentes mais une seule semble apprécier. Heureusement pour Baer, il s’agit de Gerry Martin, la personne qu’il devait rencontrer. Martin met ensuite neuf mois pour convaincre le reste de la direction de Magnavox. En mars 1971, les ingénieurs maisons rencontrent Ralph Baer et reçoivent la Brown Box. Ils mettent au point ce qui devient l’Odyssey lors de l’été 1971. Parmi les changements, les cartes de programmations ont été abandonnées au profit des cartouches qui ne contiennent pas de jeux mais des circuits électriques qui remplacent les interrupteurs. Lors des études de marché, les sondés sont d’ailleurs majoritairement contre le principe des cartouches qui pourraient être selon eux facilement perdues ou abimées par les enfants, suggestion ignorée par Magnavox. La fabrication des fusils optiques renommés Shooting Gallery est confié à un sous-traitant japonais qui travaille ainsi pour la première fois dans le jeu vidéo, Nintendo. L’Odyssey est présentée aux revendeurs et à la presse en avril 1972 puis au public en mai, occasion à laquelle Nolan Bushnell teste le jeu de Ping-Pong qu’il qualifie de pas assez bien pensé avant de sortir quelques mois plus tard les bornes d’arcade Pong via sa société Atari. La console est commercialisée en août. Au prix de 99,95 $, elles s’écoulent à 100 000 exemplaires dans ses quatre premiers mois de vie. Quand elle est remplacée par d’autres modèles en 1974, l’Odyssey a atteint le chiffre de 350 000 consoles vendues.
L’après Odyssey
La société Sanders possède les droits de la Brown Box et cède une licence à Magnavox qui cède elle-même une licence aux autres fabricants de consoles. Ainsi, Baer ne gère pas ce qui est fait avec sa création. L’explosion des consoles crée de nombreuses affaires juridiques qui vont parfois jusqu’au procès. Que ce soit contre Atari, Coleco, Mattel ou Nintendo, les brevets de Baer ont fait remporter en 20 ans plus de 100 millions de dollars à Magnavox à la suite d’accords à l’amiable ou d’amendes. Cette somme n’a été portée à sa connaissance qu’en 2002 après avoir été cachée par les avocats de Sanders. Il déclare alors n’en avoir rien à faire car il a eu une belle carrière remplie d’inventions. En effet, parallèlement à son activité chez Sanders, il fonde en 1975 sa propre petite entreprise avec laquelle il consulte pour plusieurs fabricants de jeux électroniques et de consoles dont Coleco à qui il vend la licence de Kid-Vid, un périphérique pour Atari 2600 qui permet de synchroniser une cassette audio et son jeu. L’une de ses créations les plus célèbres est le Simon, conçu en 1978 avec Howard J. Morrison pour l’éditeur Milton Bradley. Le Simon est un jeu électronique qui génère des combinaisons à partir de quatre couleurs que le joueur doit mémoriser et refaire. Ironiquement, il s’agit d’un concept qu’il a observé sur Touch Me, un jeu d’arcade d’Atari qu’il juge, tout comme Bushnell pour son jeu de Ping-Pong, mal pensé. Il ajoute donc des couleurs pour faciliter la mémorisation et en fait un jouet transportable. Changements qui sont repris par Atari dans sa version portable de Touch Me.
Après avoir été mis à la retraite chez Sanders en 1987, Baer qui reste consultant chez eux jusqu’en 1990, continue son travail freelance. Il reste très attentif aux nouvelles technologies et ouvre son site Internet en 1997. L’outil de communication lui permet de découvrir le phénomène du retrogaming. Il fait alors le constat douloureux qu’il a été oublié par l’histoire du jeu vidéo dont on raconte désormais qu’il a débuté avec Pong. S’il n’éprouve aucune amertume à l’idée de l’argent fait par d’autres sur ses inventions, cette absence de reconnaissance lui pose problème. Il fait donc campagne pour retrouver sa place au sein des pionniers de l’industrie et multiplie les contacts et les interviews auprès des amateurs de jeux anciens. Il publie en 2005 un livre nommé Videogames: In the beginning (traduit en français sous le nom de Ralph Baer : Mémoires du père des jeux vidéo en 2012). En 2006, il fait même don de l’ensemble de ses notes et de ses prototypes à la Smithsonian Institution qui en expose une partie dans ses musées. C’est à partir de ce moment qu’il commence à recevoir de nombreuses récompenses pour l’ensemble de son œuvre. Il décède le 6 décembre 2014 chez lui à Manchester dans le New Hampshire. Si sa paternité sur le jeu vidéo reste un sujet de débat, beaucoup saluent sa très grande importance dans le développement de l’industrie dont Nolan Bushnell.
Les illustrations de cet article proviennent du site du Musée national de l’histoire américaine et du site personnel de Ralph Baer.