Préhistoire du Jeu Vidéo #04 – les jeux de « simulation » des années 50Capsule Temporelle

Préhistoire du Jeu Vidéo #04 : LES JEUX DE « SIMULATION » DES ANNÉES 50
Quatrième chapitre du livre « Préhistoire du Jeu Vidéo », écrit par Damien DJAOUTI aux éditions Pix’n Love, passons le cap des années cinquante pour parler des premiers jeux de « simulation » sur ordinateur. Thématique difficile à introduire puisque les jeux de simulations sont intrinsèques à l’histoire humaine. En tout temps il a été nécessaire de s’exercer et s’entrainer, et comment faisait-on cela ? en simulant de manière fictive une situation réelle qui met en jeu le personnel s’entrainant. Les premières applications informatiques qui ont aidées des simulations d’entrainement sont, dit-on généralement, des applications militaires américaines, inventées et utilisées sans nul doute durant la Seconde Guerre Mondiale et beaucoup durant la Guerre Froide. Un secret militaire pose, ainsi, des limites pour les chercheurs contemporains. Dans les années 1950 des « jeux de simulations » informatiques voient le jour en étant vraisemblablement inspirés par l’armée puisqu’ils sont en réalité créés pour elle.
[Retrouvez en introduction du premier article de la série, la présentation du livre « Préhistoire du Jeu Vidéo », ICI]

Photo d’un IBM 701 ; sur le site internet de IBM, cette image à pour légende : La décennie d’innovation sur les machines 700 a jeté les bases de la puissance d’IBM sur le marché des ordinateurs centraux
DU RÉEL À LA SIMULATION DE GUERRE : PROJECT SIMULATOR ET CIE.
Fondé en 1948 en partie par l’armée américaine qui souhaitait garder proche d’elle toute la matière grise d’agents civils qui avait servie durant la guerre, un cabinet de conseil nommé RAND Corporation (pour « Research ANd Development« ), développe en 1952 une simulation à taille réelle, Project Simulator, d’une salle de contrôle de défense aérienne de l’U.S. Air Force. Un ordinateur IBM 701 est programmé pour faire vivre plusieurs scénarios possibles de crise. L’IBM 701 imprime une série d’écran radar et les joueurs de la simulation doivent réagir en conséquence. Grande réussite, à ce qu’il semble, qui ouvre une voie de recherche utile avec applications directes de jeux de simulation.

La salle de contrôle simulée de Project Simulator
Une autre entité de recherche fondée et entièrement financée par l’armée américaine, l’Operations Research Office (ORO) dirigé par l’université John Hopkins, publie en 1955 HUTSPIEL, un jeu de simulation de guerre de la Guerre Froide, particulièrement axé sur l’impact des armes nucléaires. La simulation prend part sur un champ de bataille le long du Rhin et met en scène deux camps, l’OTAN et l’URSS, avec chacun ses lots d’unités terrestres, aériennes, nucléaires, des bâtiments et une gestion de l’approvisionnement en munitions et en carburant. Les deux joueurs donnent leur série d’ordre à faire durant leur tour de jeux et l’ordinateur calcule les résultats de bataille pour ensuite laisser place au prochain tour. Une partie se joue entre 60 et 90 tours. Le jeu est programmé sur le GEDA (Goodyear Electronic Differential Analyser). Arrive plus tard, en 1958, une simulation de bataille navale connue sous le nom Naval Electronic Warfare Simulator (NEWS) puis en 1960, développé par la Research Analityc Corporation (entité successeuse du ORO avec les même effectifs et le même financement), est édité THEATERSPIEL, une version améliorée du HUTSPIEL programmé sur l’Univac Scientific, un ordinateur plus complexe.

Le GEDA avec lequel se joue HUTSPIEL. Le GEDA est analogique et les commandes sont des boutons, au contraire des cartes perforées utilisées sur la majorité des autres ordinateurs à la même époque
Il y a d’autres jeux de simulation de guerre qui sont développés dans les même années : CARMONNETTE (1953), simulation de combat dans un tank, T.E.M.P.E.R. (1961), simulation de la Guerre Froide à échelle mondiale, ou encore ARPA URB-Coin Game (1966), simulation d’une insurrection armée. On voit par ces exemples que les jeux de simulations se multiplient, chacun sur des thèmes spécifiques, presque spécialisés, et ce qui est très intéressant repose sur le basculement qui arrive, lorsque les jeux de simulation quittent l’usage exclusif par l’armée.
EXFILTRER LA SIMULATION DE L’UNIVERS MILITAIRE
Le rôle d’exfiltrer les jeux de simulation de l’univers purement militaire revient à l’American Management Association (AMA), association de formations en management et commerce, qui a organisé une visite du Naval War College dans les années 50. Le fruit de cette visite est qu’AMA développe en 1956 Top Management Decision Simulation, un jeu de simulation informatique d’entreprises de ventes sur le marché. Le jeu permet aux joueurs, chefs d’entreprises, de décider de vendre parmi une douzaine de produits et de décider des budgets (prix de vente, mise sur le coût de production, investissement dans le marketing, etc.). Un IBM 650 calcule les résultats à chaque fin de tour pour ensuite donner les états de chacune des entreprises. Le jeu complet dure 40 tours. Il est noté dans le livre de Damien Djaouti, que les équipes de l’AMA, avant que la version sur IBM soit programmé, faisaient les calculs à la main (avec calculatrices). Elles prenaient au moins 45 minutes pour passer au tour suivant. L’IBM 650 prenait seulement 5 minutes. L’atout informatique pour ce jeu de simulation est indéniable.

Partie de Top Management Decision Simulation dans les bureaux de l’AMA
Suivra en 1958, The Management Game, développé par Carnegie Tech, université de technologie de Pittsburg, un jeu de simulation d’entreprises pendant une guerre de marché pour du détergent. Les joueurs peuvent décider d’investir les moyens de l’entreprise dans la recherche, la production, mais aussi gérer des budgets publicitaires, du personnel et de la distribution.

Durant une partie de Top Management Decision Simulation, une étape importante est la perforation des cartes qui sont lues par l’IBM. La photo ci-dessus montre l’opératrice qui check la conformité des cartes
Ces deux jeux montrent que les simulations plaisent dans le monde des entreprises et un article américain beaucoup cité – « Business Simulation in Industrial and University Education« , écrit par Paul Greenlaw, Lowell Herron et Richard Rawdon en 1962 – prétend qu’il y a au moins 89 jeux de simulation d’entreprises qui existent en date de 1961. Mais ces jeux ont deux défauts, d’une part ils sont hyper-spécialisés, comme le sont les simulations de guerre dont ils s’inspirent, de ce fait ils n’ont aucun intérêt à être diffusé en dehors des « spécialistes » qui s’entrainent avec. Ce sont, en deux mots, des « serious games » avant son sens donné aujourd’hui. D’autre part, ces jeux de simulations reposent beaucoup sur la technicité des calculs et sur le nombre de facteurs prit en compte dans les situations de crises dont font face les joueurs. Il n’y a pas, alors, d’innovation sur la partie gameplay, sur le côté ludique des jeux et le divertissement, cela a pour conséquence que ces jeux n’ont pas de lendemain et n’inspirent de manière directe aucun futurs jeux. Et nous passons sur le fait, pour les jeux militaires, du secret défense qui marque aussi la non diffusion des jeux.

Image difficile de l’interface de la simulation Carmonnette
Ainsi, à la fin de cette histoire, les jeux de simulation sont en quelque sorte un échec (échec public, entendons-nous bien, mais énorme succès interne et secret) et il y aura très peu, voire pas du tout, de développement et d’innovation dans le domaine avant les années 80 et la « naissance » des jeux informatiques de « gestion ». Mais cela est une autre histoire.
